GI EN EUROPE
Au dehors la guerre gronde et un certain 7 décembre 1941, Pearl Harbour précipite l'Amérique dans l'embrasement général. A 28 ans, Leroy s'engage dans l'armée du Pacifique de 1942 à 1945. Puis en 1946, il devient Warrant Officer Junior (officier d'ordonnance) et part servir en Allemagne jusqu'en 1949, plus précisément sur les bases de Kitzingen et Würzburg en Bavière. Sa réputation de footballer l'a suivi et il y entraîne les équipes de GI's en garnison.
Leroy Haynes avec Cab Calloway, chez "Gabby & Haynes"
Hasard ou volonté de sa part, Leroy ne pousse pas au-delà sa carrière de militaire et préfère revenir à la vie civile. Il voyage en Europe et découvre la France dont il tombe amoureux. Il lui vient alors l'idée de s'inscrire en Sorbonne à Paris pour y préparer son doctorat de sociologie. Mais, soit par manque de maîtrise du français, soit par nécessité pécunière, ou les deux, ses ambitions universitaires ne resteront qu'à l'état de projet. Installé à Paris, il complète ce qui lui reste de sa solde de GI en travaillant comme barman dans un restaurant de cuisine traditionnelle française. C'est dans ces circonstances qu' il rencontre Gabrielle Lecarbonnier, dit Gabby, jeune Française née le 5 juillet 1928 et originaire de Cherbourg, dont il fera très vite son épouse.
En 1949, avec 900 petits dollars en poche, ils fondent ensemble un restaurant dans une minuscule salle située rue Manuel dans le 9e arrondissement, une petite artère donnant dans la rue des Martyrs et non loin de la place Pigalle. Gabby & Haynes, tel est son nom, est la première table en France à proposer des plats tirés des recettes de cuisine traditionnelle du vieux sud des Etats-Unis.
UN PETIT COIN D'AMÉRIQUE À PARIS
On imagine des débuts difficiles : « Tout ce que je savais cuisiner, c'était les légumes verts, le poulet, les chitterlings (tripes de porc) et de la soul food, une nourriture que les Français ne pouvaient pas comprendre » confie Leroy à un journaliste. Il raconte qu'un jour, alors qu'il revenait du marché de la viande (à l'époque dans le quartier des Halles à Paris) tôt le matin, il ramena rue Manuel deux camions militaires chargés de GI's noirs qui venaient de Nuremberg et s'étaient perdus dans Paris. « Ils ont vraiment trouvé chez moi la nourriture que leur faisaient leurs mères : fatback (poitrine de porc) and greens, pan-fried sausage, etc ». L'information va alors circuler dans les bases américaines de l'Otan qu'on peut trouver de de la Southern cuisine à Pigalle.
La soldatesque des GI's noirs qui fréquente les lieux est bientôt rejointe par les jazzmen américains, qui de plus en plus nombreux dans les années 1950 se produisent à Paris, tels Louis Armstrong, Count Basie, Cab Calloway, Sydney Bechet (parrain de son fils Richard), The Platters ou Lionel Hampton. Gabby & Haynes devient un petit coin de Mississippi pour tous ces noirs nostalgiques de leur antique "soul food", si goûteuse.
Leroy raconte que Louis Armstrong, durant un concert, se pressa de finir son dernier morceau, annonçant au public médusé qu'un plat de "red beans and rice" l'attendait au chaud chez Haynes.
Le restaurant devient rapidement un lieu de prédilection pour écrivains et musiciens de jazz afro-américains qui visitent ou habitent à Paris pendant ces années d'après-guerre. Richard Wright (1908-1960), écrivain né en Louisiane, auteur de Un enfant du pays et de Black Boy, résidant à Paris où il est accueilli par Sartre et le groupe des Temps Modernes, y a ses habitudes ; ainsi que James Baldwin, autre familier des lieux.
Selon des chiffres du New York Times, il y a approximativement 2000 à 3000 noirs américains qui vivent à Paris pendant les années 50 : étudiants, artistes, écrivains, gens de spectacles et des métiers de service et de l'hôtellerie, professionnels divers, employés d'amabassade et du consulat américains, de l'Otan (dont le siège est encore Porte Dauphine) ou de l'ONU. Certains ont pris la nationalité française et plusieurs ont épousé des européennes.
UN ANCIEN BORDEL DEVENU TEMPLE DE LA SOUL FOOD
En dix ans la France s'est transformée , notamment sous l'effet du plan Marshall. Le nord du 9e arrondissement de Paris connaît le soir une vie effervescente: music-halls, cinémas, cabarets, strip tease's. Les noctambules, musiciens, touristes et habitués du quartier recherchent aussi des lieux de plaisir et de détente un peu à l'écart du tohu-bohu du boulevard entre Blanche et Pigalle, des endroits familiers ou exotiques pour manger un morceau avec si possible un peu de musique live. La proximité de la Place Pigalle avec son historique "bourse aux musiciens" favorise le bouillonnement de ce quartier singulier.
Quelques bonnes tables restent ouvertes tard pour accueillir ces convives peu pressés d'aller dormir. Côté 18e il y a les restaurants des Abbesses et de la rue Lepic qui mène vers la butte Montmartre, aujourd'hui tant fréquentés, mais relativement déserts dans les années 50-60. Côté 9e il y a des restaurants discrets comme Corossol Doudou au bas de la rue Laferrière (derrière la place Saint-Georges), une taverne antillaise où l'on mange du boudin pimenté et des acras de morue, La Cloche d'Or à l'angle de la rue Mansart et de la rue Fontaine, sorte de chalet avec une grande cheminée et ses salons en étage.
Un peu plus bas, rue Manuel, il y a maintenant marqué Chez Gabby sur l'enseigne du restaurant créé en 1949 ; car le couple s'est séparé en 1960. Entre temps Leroy et Gabby ont eu un petit garçon, Richard qui plus tard apprendra à faire la cuisine comme son père.
Que devient alors Leroy ? C'est une période mal connue de sa vie : après sa séparation d'avec Gabby il repart en Allemagne, notamment à Francfort, où il reste jusqu'en 1964. Ce n'est qu'au moment de son retour à Paris, qu'il se réinstalle dans le 9e, et ouvre un second restaurant à son enseigne : Chez Haynes, rue Clauzel, face à un marchand de charbon. C'est une rue qui donne également sur la rue des Martyrs, mais située sur l'autre trottoir à 50 m au dessus de la rue Manuel. Le numéro 3 de la rue Clauzel est, d'après la légende, une ancienne maison close fréquentée au XIXe siècle et au début du XXe par des artistes et des bourgeois qui habitent le quartier. Dans Van Gogh, le film de Maurice Pialat (1991), il est fait allusion à un bordel de la rue Clauzel où le peintre avait ses habitudes. D'autant qu'on sait que le peintre achetait ses pinceaux et ses tubes chez le Père Tanguy, marchand de couleurs (de 1873 à 1892), situé sur le trottoir d'en face au numéro 14, affectueusement nommé par ses clients « le Socrate de la rue Clauzel ». Vincent Van Gogh a-t-il vraiment hanté ces lieux ? Ce n'est pas impossible. Autre référence de taille, Guy de Maupassant, auteur entre autres de la Maison Tellier, vécu au 17 de la rue Clauzel. La rue Clauzel, tout comme la rue Manuel (anciennement rue de Morée)sont décrites par Paul Léautaud dans son récit Le Petit Ami (Mercure de France, 1903) comme des lieux de racolage des "femmes en cheveux qui raccrochaient les passants". Ce petit coin du neuvième - le "Breda Street de Gavarni (…) pleines d'artistes et de lorettes" - était bien l'un des quartiers chauds du Paris d'avant la guerre de 14-18. Les arcades et les colonnes torsadées encore présentes aujourd'hui au 3 de la rue Clauzel seraient ainsi l'œuvre d'un décorateur ou d'un architecte d'intérieur répondant à la nécessité de fantaisie qui devait régner dans ce lieu de plaisir.
Leroy doit être amusé que tant de faribolles aient pu se produire entre ces murs. Chez Haynes ouvre enfin ses portes : étrange lieu avec sa façade en rondins de bois, une "Cabane au Canada" en plein Pigalle. Au menu, tuna salad, spare ribs barbecue sauce, fried chicken au miel, mexican chili, gombos de crevette et poulet, T bone steak, gambas grillées et haricots rouges. Et comme desserts, gâteaux à la banane et aux carottes, apple pie à la mode ou banana split.
Marianne Faithfull et Leroy Haynes, fin années 60 dans le restaurant de la rue Clauzel
De nombreuses stars du cinéma et du spectacle vont passer ici : Ray Charles, Elizabeth Taylor, Richard Burton, Peter O'Toole, Rod Steiger, Warren Beatty, Sidney Poitier, Marianne Faithfull et bien d'autres artistes et musiciens de l'époque, signant le Livre d'Or et laissant les photographes immortaliser leur présence.
Une autre célébrité, politique, le Black Panther Stokely Carmichael a également fréquenté la rue Clauzel.
Bodil Christensen, manager et hégérie du restaurant de la rue Clauzel, avec le journaliste Bernard Valery, correspondant du Sunday News et son patron Leroy Haynes.
Extrait du Sunday New, 4 avril 1976
Au cours des années 1970, la direction du service de salle est confiée à Bodil Christensen, une grande Danoise avenante qui va faire marcher la maison avec énergie. D'autant que Haynes n'est plus le seul restaurant américain sur la place de Paris.
La plupart vont ouvrir dans le quartier des Halles à Paris, alors en pleine mutation au moment du vaste chantier qui va voir disparaître les antiques pavillons Baltard au profit du prétentieux et stupide Forum. Joe Allen, célèbre pour son style new-yorkais avec ses nappes à carreaux, situé rue Pierre Lescot , est créé en 1972.
Non loin de là, Conway's, rue Saint Denis avec son grand lounge en bois, ouvre en 1976. Il y a aussi le sympathique Mother's Earth, rue des Lombards avec ses vieux divans, chaises et tables chînés dans les brocantes, non loin du magasin de disques Open Market qui draine toute une faune d'amateurs de musique rock et rythm'n blues.
Pour les puristes, Gabby's qui officie toujours rue Manuel avec Richard Haynes aux fourneaux, et Chez Haynes bien sûr avec Leroy, restent toujours des références incontournables.
DANS MES BRAS NOUNOU !!
Leroy Haynes connaît une autre gloire, plus modeste, au cinéma comme acteur et figurant. On découvre sa silhouette massive dans des films comme Un nommé la Rocca de Jean Becker (1961), Le Gendarme à New York (1965), Trois chambres à Manhattan (1965), Tendre Voyou (1966), Mr Freedom de William Klein (1969, Popsy Pop de Jean Herman (1970) ou Les Pétroleuses (1971). Il reçoit parfois ses amis et collègues dans une ambiance chaleureuse et jazzy. Des soirées concerts vont avoir souvent lieu dans cette annexe du Blue Note, la boîte de jazz de la rue d'Artois, Paris 8e, dirigée par Ben Benjamin.
Le soir de la première du film Les Pétroleuses, les deux vedettes Brigitte Bardot et Claudia Cardinale, accompagnées de leur realisateur Christian Jaque débarquèrent rue Clauzel. "Dans mes bras Nounou" cria BB à Haynes, son partenaire dans le film.
Après la disparition de Leroy, mort en avril 1986, Chez Haynes va continuer à vivre pendant près de vingt-trois ans grâce à la volonté et au courage de Maria Dos Santos, Portugaise vivant à Paris, qu'il épouse le 1er avril 1985. Pour redonner du souffle à la vieille maison, Maria organise le dimanche après-midi des thés dansants brésiliens.
Aujourd'hui, Maria tourne la dernière page de ce qui reste encore de ce petit morceau d'âme du Pigalle des années 50 et 60.
Jean SEGURA
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